« Ta pensée audacieuse est devenue la pensée du temps présent »
TRIBUNE
Philippe Descola
Anthropologue
Lors de l’enterrement du philosophe, l’anthropologue s’est adressé à un ami dont la « philosophie diplomatique » permet de mieux habiter la Terre à l’heure du « nouveau régime climatique ».
Le 03 novembre 2022 ©️Le Monde

Très cher Bruno.
Le moment est venu, tant redouté, d’apprendre à vivre sans toi. Pour ta famille de naissance, d’abord, et pour celle que tu as formée en épousant Chantal, qui devront raccommoder jour après jour les fils décousus d’une présence interrompue, d’un amour dont le support physique s’est absenté. Pour la foule de tes amis, tous désemparés de ne plus pouvoir reprendre le cours de la conversation avec toi là où il s’était interrompu, se souvenant sans doute avec netteté de tes derniers mots, du dernier état de la résonance entre eux et toi.Chacun d’entre nous conserve une raison particulière de t’aimer, des images de toi qui se détachent d’autres, des paroles proférées ou écrites qui vibrent encore comme autant d’attaches parce qu’elles sont devenues un peu de toi qui survis en nous. Comment faire coïncider ce flux d’affects, de concepts, de gestes, diffracté dans tous ceux qui t’ont connu, afin qu’il forme un ensemble rendant justice à ce que tu étais pour nous tous ?
Les Achuar de la haute Amazonie dont nous avons souvent parlé ensemble ont inventé un traitement des morts, choquant à première vue, mais qui pourrait offrir une piste pour cette entreprise de conciliation des multiples traces que tu as déposées en nous.
Dans la mémoire d’un défunt, ils dissocient brutalement les souvenirs de la personne aimée, le tissu des émotions et des moments partagés, de la remémoration de ses accomplissements comme un actant particulièrement estimé par une parentèle et dont les actions obligent ceux qui lui survivent. Les premiers, les souvenirs personnels, doivent être bannis de la mémoire, de peur que le défunt vous entraîne tout de go au pays des morts, tandis que les seconds sont volontiers évoqués afin que l’armature des relations sociales ne se désagrège pas. Loin de moi, cher Bruno, l’idée de transposer directement une façon si pathétique de traiter la mémoire des morts. Il me semble seulement que cette dissociation entre les souvenirs de ta personne, qui prennent pour chacun d’entre nous une allure différente dans notre for intérieur, et les souvenirs de ce que tu nous as légué dans ta vie de penseur pourrait me permettre de parler de toi sans avoir l’impression de contraindre à endosser mes mots le cortège de ceux qui t’accompagnent aujourd’hui.
Tu as commencé comme un philosophe, Bruno, et, de fait, tu es demeuré philosophe toute ta vie, récoltant au fil du temps des qualificatifs de circonstance – sociologue, anthropologue, historien des sciences, voire, horresco referens, épistémologue – qui ne faisait que définir de façon conjoncturelle un élément parmi d’autres de la palette de tes zones d’intérêt et de tes champs d’investigation. « C’est tellement beau la philosophie », disais-tu encore dans un entretien récent ; non parce qu’elle mène à des vérités éternelles inatteignables, non parce qu’elle fournit un idiome dégagé des contingences permettant de légiférer sur tout, mais parce qu’elle est un puissant antidote contre ce que tu appelais les erreurs de catégorie, qu’elle permet de penser la diversité de l’être de façon à la fois empirique et diplomatique.
Empirique, en montrant, comme tu n’as cessé de le faire, que les pratiques, les énoncés, les modes d’existence ne sont pas définissables en soi, mais dépendent dans leur constitution intime des modes de leur construction. Et ces modes de construction, il faut aller les chercher sur le terrain : dans les laboratoires de biologie, dans les bureaux d’études où l’on planifie des systèmes de transport, dans les salles d’audience du Conseil d’Etat, dans les réseaux techniques qui parcourent le sous-sol de Paris. Pour que les sciences et le droit se prononcent, pour que les techniques soient efficaces, pour que des marchandises soient produites et circulent, il faut un immense appareillage dans lequel humains et non-humains sont inextricablement combinés et remplissent des rôles complémentaires. Bref, tu as destitué la réalité de sa position transcendantale, en examinant toutes les médiations ventriloques nécessaires à son avènement.On comprend dès lors le mouvement d’horreur qui accueillit ces propositions, chez tous ceux qui vivaient dans l’illusion qu’ils faisaient de la science pure, que les faits parlaient d’eux-mêmes. Car voilà qu’un philosophe indiscret abandonnait la clairière de l’être et les disquisitions logiques sur les conditions de l’établissement de la vérité pour rendre visible, derrière la robuste matérialité des boîtes de Petri et des interféromètres, les mécanismes de toutes sortes qui permettent de capturer les phénomènes du monde physique, d’en opérer le tri et de leur donner une expression autorisée. Combien de fois ai-je dû expliquer, malheureusement sans succès, à des savants par ailleurs respectables pourquoi l’on pouvait dire que Pasteur n’a pas découvert la maladie du charbon ou que Ramsès II, à proprement parler, n’est pas mort de la tuberculose.
Trente ans de discussions
Une philosophie diplomatique aussi, ai-je dit, ce qui ne signifie pas prudente ou ampoulée ; c’est une philosophie qui se donne les moyens de comprendre les cohabitations en donnant à chaque mode d’existence le champ de phénomène qui lui revient sans empiéter sur celui des autres, façon d’éviter la confusion qu’un grand amour de la diversité pourrait entraîner. Les êtres sont enchevêtrés, certes, mais les conditions de leur construction ne doivent pas être confondues.
Et c’est à ce moment-là que la méthode Latour – suivre, décrire et expliciter partout les attachements entre des phénomènes disparates afin de s’assurer qu’ils sont bien faits – a rencontré le plus vaste des enchevêtrements, celui du « nouveau régime climatique » ; c’est là qu’une pensée audacieuse et en apparence paradoxale, qui séduisait les plus brillants des jeunes chercheurs en sociologie des sciences, est devenue la pensée du temps présent, celle qui a fait prendre conscience à la foule de tes lecteurs dans le monde entier que la modernité s’était établie dans un nuage, hors-sol, en prétendant séparer les humains des non-humains, la nature et la société.
C’est là aussi que nous nous sommes rencontrés. Toi, parti du cœur de la modernité dont tu montrais qu’elle était fondée sur une illusion puisque le grand partage entre nature et société affirmé bien haut n’était pas respecté dans les faits par les praticiens des sciences qui ne cessaient de mélanger les deux registres ; et moi, habitué par vocation à fréquenter des gens demeurés en lisière du front de modernisation, qui avais eu le bonheur d’observer des mondes mêlant de façon indémêlable personnes humaines et personnes autres qu’humaines, pratiques religieuses et pratiques économiques, opérations techniques et opérations politiques. Cela fait trente ans que nous discutons du télescopage de ces deux points de vue.C’est à ce moment aussi que tu entreprends un compagnonnage intellectuel avec James Lovelock et que, à la surprise de certains d’entre nous, tu fais surgir Gaïa d’un paganisme suranné pour la reconfigurer entièrement sous les allures d’une Terre soudainement redécouverte dans la mince pellicule de ses attachements. Tu deviens « le penseur de l’écologie » comme le disent les gazettes. Il est vrai que c’est un champ politique où l’on ne pensait pas beaucoup, dans sa variante institutionnelle en tout cas. Mais ta pensée désoriente, Bruno, et c’est son but. Comment mobiliser Gaïa dans la gentillette transition écologique ? Que faire de la conscience cosmopolitique des Terrestres dans les politiques de réduction de la consommation d’énergie ? Comment concilier ton entreprise de reprendre les cahiers de doléances décrivant ce qui compte pour chaque habitant d’un lieu, ce à quoi il ou elle tient vraiment, avec le plan mobilité ou avec toutes ces façons de nous propulser dans un monde qui reste désespérément moderne.
Je te vois souvent, Bruno, comme dans ces fresques allégoriques néoclassiques qui ornent les murs des grands établissements d’enseignement supérieur, courant loin devant dans un environnement agreste, entouré de jeunes gens enthousiastes que tu entraînes dans ton sillage, tandis que le bloc attardé des Modernes te regarde de loin, perplexe et grommelant. Quelle charge tu nous as laissée, Bruno ! Quelle responsabilité ! Faire vivre après toi ta pensée, continuer le travail d’irréduction, faire buissonner ce qui était plat et déconnecté, aimer le monde pour ce qu’il est, non pas l’univers infini de Galilée, plutôt la luxuriance des interactions qui le rend vivable pour nous. C’est peu dire que tu vas nous manquer dans ces tâches. Mais nous aurons à cœur de te rester fidèles.
Philippe Descola,
anthropologue et professeur émérite au Collège de France.
Il vient de publier Ethnographies des mondes à venir
(Seuil, 176 pages, 19 euros).
Philippe Descola (Anthropologue)