
« Bruno Latour nous invite à penser la transformation, loin d’une écologie nourrie d’une vision apocalyptique »
TRIBUNE
Jérôme Gaillardet
professeur de sciences de la Terre à l’Institut de physique du Globe de Paris.
Camille Mazé
chargée de recherche en science politique au CNRS au laboratoire Littoral Environnement Sociétés (Lienss, CNRS/La Rochelle Université)
Olivier Ragueneau
biogéochimiste marin, directeur de recherche au CNRS au laboratoire des Sciences de l’environnement marin (Lemar, UBO/CNRS/IRD/Ifremer)
Dans une tribune au « Monde », les chercheurs Jérôme Gaillardet, Camille Mazé et Olivier Ragueneau voient dans l’œuvre du sociologue disparu Bruno Latour un dépassement des clivages entre sciences sociales et sciences de la nature, ou encore entre sociologie politique et analyse des interactions du vivant.
Le 19 octobre 2022
© Le Monde
En 2020, le sociologue des sciences Bruno Latour voyait dans la crise du Covid-19 une occasion de se préparer à la mutation climatique, annonçant dans une tribune au Monde intitulée « La crise sanitaire incite à se préparer à la mutation climatique » (Le Monde, 25 mars 2020) que, « à long terme, cette crise [serait] une catastrophe pour le climat » si tout repartait comme avant ou s’aggravait. Il en appelait à transformer maintenant, sur la base du système en place, pour construire un futur plus durable que celui qui se profilait.
Si les cartes de la NASA montraient la chute spectaculaire des taux de dioxyde d’azote correspondant au calendrier des mesures de restriction d’activités dues à la pandémie, la faiblesse de la mobilisation des dirigeants et des entreprises pour faire face au ralentissement de l’économie mondiale faisait bondir Bruno Latour.
Il cherchait alors à rassembler plus qu’à diviser, il parlait prospérité et (inter)dépendance plutôt que décroissance et défiance, voyant dans le réflexe de survivalisme le « désir panique de revenir aux anciennes protections de l’Etat national » [dans Où atterrir ?Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017], quitte à éliminer « l’Autre ». C’est cet héritage chargé d’espoir que nous souhaitons aujourd’hui faire vibrer, en associant nos compétences au-delà des clivages qui divisent. Bruno Latour est souvent décrit comme un philosophe de la pensée écologiste des plus influents à l’échelle mondiale.
Une approche incluant le vivant et le non-vivant
Passionné par le travail des scientifiques expérimentaux, il a ouvert des perspectives d’un apport inestimable pour les sciences sociales, trop largement déconnectées de la « nature », au-delà de sa dimension socialement construite. Il a favorisé le développement en France, en grande partie à Sciences Po, des humanités scientifiques, numériques, politiques et artistiques, environnementales à travers le médialab, le master d’expérimentation en arts politiques (SPEAP) ou encore le Centre des politiques de la Terre, une initiative interdisciplinaire de l’université Paris Cité, de l’Institut de physique du globe de Paris et de Sciences Po.Pourtant, certains courants en sciences sociales ont tendance à critiquer l’approche latourienne parce qu’elle ne reconnaît pas la société en tant que telle, ni dans sa dimension sociale, ni dans sa dimension politique, mais qu’elle l’élargit aux relations, aux articulations, aux réseaux en y incluant le non-humain, les vivants comme les non-vivants.
Les sciences sociales dites constructivistes, en particulier la sociologie politique et la sociologie des sciences de filiation européenne, mettent l’accent sur la construction sociale à travers l’analyse des groupes sociaux et des relations de pouvoir entre eux. La pensée de Latour fait quant à elle une place aux relations, aux interactions, en travaillant sur les réseaux plutôt que sur les groupes et en faisant entrer les non-humains dans l’analyse des systèmes.
Il y a urgence à repositionner les sciences sociales
Latour nous rappelle que la pensée dissociative ne tient plus dans le monde actuel et que l’heure est venue de travailler ensemble plutôt que contre, en combinant les approches des sciences sociales et en les couplant avec les sciences de la nature. L’enjeu est de se donner les moyens d’appréhender la complexité, la multiplicité des interactions, mais aussi les incertitudes, les chocs, les crises et les changements de long terme.Dans ce contexte, un repositionnement des sciences sociales, en particulier de celles qui sont consacrées à l’étude des savoirs et des pouvoirs dans le « gouvernement de la nature », est nécessaire et urgent. Il s’agit de repenser le sens de la pensée et de l’action socio-écologiques, au-delà des clivages épistémologiques et des postures idéologiques, en incluant l’humain dans l'écologique.
Bruno Latour nous invite à penser la transformation, loin d’une écologie nourrie d’une vision apocalyptique, sacralisante et idéologique. Contre la décroissance, qu’il voyait comme trop peu mobilisatrice, il mobilisait la notion de prospérité, fondée sur une redéfinition des besoins, plus rassembleuse à ses yeux pour accélérer la transformation.
Réinventer les formes de « gouvernement de la nature »
La question du sens de l’histoire et de l’habitabilité de la planète était pour lui fondamentale, et l’actualité lui donne chaque jour raison. Il identifiait, à juste titre, les relations, les interactions et les interdépendances comme nécessaires au maintien des systèmes complexes et, in fine, à la durabilité, ou résilience, du système Terre.
La notion de territoire, de « sol », occupait ainsi une place centrale dans son dispositif, élaboré à l’interface entre la science, le politique et l’art. Au-delà de la critique, les sciences sociales du politique devraient y voir un terreau fertile pour un rapprochement entre courants sociologiques (constructiviste et interactionniste), mais aussi entre sciences humaines et sociales et sciences de la nature.Ce que Bruno Latour nous dit avec conviction et ferveur, comme d’autres avant lui et plusieurs de ses contemporains, c’est que, du point de vue philosophique et anthropologique, le « grand partage » entre nature et culture, ce clivage socialement construit, doit être dépassé et repensé politiquement afin que soient réinventées les formes de « gouvernement de la nature ».
Bruno Latour pose avec force la question de la transformation, faisant émerger sur la scène publique les limites et dangers des dichotomies qui, historiquement et dans la période actuelle, continuent d’orienter l’action publique.
Jérôme Gaillardet
(professeur de sciences de la Terre à l’Institut de physique du Globe de Paris)
Camille Mazé
(chargée de recherche en science politique au CNRS au laboratoire Littoral Environnement Sociétés (Lienss, CNRS/La Rochelle Université)
Olivier Ragueneau
(biogéochimiste marin, directeur de recherche au CNRS au laboratoire des Sciences de l’environnement marin (Lemar, UBO/CNRS/IRD/Ifremer)